XIX

À l’ombre des premiers arbres du bois de Boulogne, Joseph osa enfin se retourner.

Un omnibus tiré par cinq chevaux descendait l’avenue qui longeait la forêt. Il emmenait des couples de canotiers et de chapeaux à fleurs s’amuser à Longchamp, laissant derrière lui un sillage de rires de femmes. Puis le bruit de la carriole s’éloigna, comme un ricochet sur une eau calme, le calme quotidien de la banlieue chic qui se referma derrière.

Sur le trottoir d’en face, un gamin vendait des lacets dans un panier d’osier accroché à son cou. Deux fillettes aux souliers vernis le croisèrent sans le voir pour s’arrêter plus loin, là où un petit groupe entourait un camelot qui vantait la qualité de ses lorgnettes derrière une table qu’il avait dépliée au coin de la rue.

Pas de bruits de poursuite, pas de cris, pas d’armes ni de coups de feu, pas de voyous sur leurs talons. Rien que le calme des rues de Neuilly. Alors ils étaient sauvés ?

« Ils ne nous ont pas suivis », résuma-t-il avec soulagement.

La main de Lucrèce, qu’il n’avait pas lâchée depuis la villa, le tira vers l’arrière. La jeune fille s’était agenouillée et piquait du nez dans les herbes sauvages. Il sentit les doigts fins perdre leur force et glisser hors de sa paume sans qu’il pût les retenir.

« Lucrèce ? »

Le temps qu’il prononce son nom et Lucrèce gisait sur un tapis de chiendent. Les paupières closes, les cheveux noirs jetés en désordre sur son visage endormi. Elle avait les pieds nus. Des pieds tellement plus fins que ses pieds d’homme. Ces jolis pieds à la peau mate qu’il imaginait encore sur la dentelle de son couvre-lit. Des pieds abandonnés à l’herbe, souillés par la terre et la crasse de la rue.

Il s’agenouilla près d’elle. Son chemisier de satin, englué de sang noir et poisseux, collait à sa peau sur les trois quarts de son torse. Joseph pensa à cette pourriture brune qui dévore un fruit entier à partir d’un choc insignifiant. Le sang avait aussi coulé sur sa main gauche, la marbrant de croûtes cramoisies, et s’était accumulé sous ses ongles en d’horribles croissants sombres. Le tweed gris de son pantalon portait les traces sales de ses doigts, comme celui d’un gamin mal élevé qui essuie sur ses cuisses ses mains pleines de chocolat.

La pâleur de ses joues l’effraya. Était-elle mourante ? Peut-on ainsi d’une balle trancher au bras quelque artère vitale ? Joseph avait toujours pensé que les blessures aux membres étaient les moins inquiétantes. Dans ses jeux d’enfant, elles ne comptaient même pas. Un bras, au pire, ça se coupe. Mais la réalité était tellement plus vulgaire ; cette réalité qui vous tue juste d’un petit trou au-dessus du coude.

Il pivota, inquiet, vers l’avenue et ses gens qui passaient. Mais personne ne semblait avoir aperçu, dans les premiers sous-bois, cet étrange curé en soutane au chevet d’une jeune fille ensanglantée. Elle ne pouvait pas rester là. Il fallait la traîner plus loin. Non, ce sont les cadavres que l’on traîne. Il la porterait. Alors il la saisit sous les bras et au creux des genoux, et l’emmena vers les buissons plus denses. Il avait l’air tout à la fois d’un époux emportant son aimée et d’un monstre sa victime.

Il s’enfonça dans les bois aussi loin que sa force le permit. Le corps totalement abandonné pesait plus qu’il aurait dû et glissait de ses bras à chaque pas. Sa main gauche, qu’il n’osait pas serrer davantage, empoignait un tissu imbibé de sang dont la froideur l’effrayait. Mais il sentait, sous son autre main, la chaleur rassurante d’une jambe encore vivante sous la toile du pantalon. Il déposa Lucrèce délicatement quand il ne put la porter plus loin.

Ils étaient au milieu de nulle part, parmi les arbres, loin des hommes. Que fais-je ici ? se demanda Joseph. Depuis la veille, le temps était parti en vrille. Il avait bien cru, au début, qu’il y maîtrisait encore quelque chose. Puis il s’était laissé aspirer. Marcel, l’Hôtel-Dieu, Lucille, les quais de Paris, Éloïs, la rue Galvani, Raymond, le commissariat, Alexis de France, le ministère et maintenant Lucrèce, au milieu des bois. Il renonçait à réfléchir et ne cherchait plus le lien. Il fallait survivre pour le moment. Se sortir de là et se remettre sur des rails plus familiers qui lui permettraient de reprendre le contrôle de ses pensées. Sa vie de saint Joseph était aussi éloignée de lui à présent que Paris de ce sous-bois étrange et déplacé.

Il y eut un gargouillis au fond de la gorge de Lucrèce. Il redressa sa tête d’une main et de l’autre chercha quelque chose pour la soutenir. N’importe quoi. Un caillou, une branche. Mais tout lui paraissait trop dur ou trop tranchant. Il ramena des brindilles et des feuilles, de la terre aussi, qu’il racla avec sa main pour former un oreiller. S’occuper d’elle lui faisait du bien, ça lui vidait la tête comme seules le peuvent les bonnes activités manuelles.

Lucrèce avait gardé le pistolet serré dans la main droite. Il sourit en lui écartant les doigts un à un.

« Donne-moi ça, tu vas tuer quelqu’un, plaisanta-t-il à voix haute comme si elle pouvait l’entendre. Et laisse-moi voir cette blessure. »

Au-dessus de son coude gauche, il y avait un trou brûlé sur les bords, un trou de cigarette, hideux, bien rond qui gâchait le beau lissé du satin. Et du sang. Du sang partout qui suintait du tissu imbibé alors qu’il ne le soulevait qu’à peine entre le pouce et l’index.

Il devait d’abord dégager la blessure, l’amener à l’air qui la sécherait, écarter ce tissu infect, ces fibres déjà emmêlées dans les chairs nécrosées. Dégrafant trois boutons à la hâte, il libéra une épaule incroyablement blanche sous le satin souillé. Mais ce n’était pas suffisant pour libérer le bras de Lucrèce. Plus lentement, il posa le doigt sur le quatrième bouton du chemisier, un bouton rond de nacre grise, une de ces minuscules élégances qui rendent les femmes mystérieuses. D’une pression de l’ongle, la bille glissa dans l’œillet, libérant dessous une dentelle restée cachée jusque-là. Joseph s’interrompit.

« Tu ferais mieux de refermer ça, curé ! ordonna Lucrèce d’une voix tellement ferme que Joseph crut sur le moment qu’elle ne s’était jamais vraiment évanouie.

— Je… ta blessure… », bégaya-t-il en repoussant la perle de nacre dans sa boutonnière. Trois battements résonnèrent sous sa paume. Le cœur de Lucrèce. Il retira la main.

« Où sommes-nous ? asséna-t-elle de son timbre grave et bien net aux antipodes de la situation.

— Quelque part dans le bois de Boulogne.

— Parfait ! C’est ici qu’on se quitte, monsieur Joseph. »

La parenthèse était fermée, Lucrèce repartait à ses affaires. Un coup de reins, les jambes qui se plient, tout son corps se préparait à l’action. Il lui suffisait juste de se remettre sur ses pieds.

Mais elle poussa un cri. Son bras gauche, qu’elle avait appuyé sur le sol, lâcha sous la douleur et elle retomba sur son oreiller de terre fraîche sans pouvoir se retenir.

« Merde, râla-t-elle. J’ai la tête qui tourne. »

Joseph ébaucha un geste mais n’osa pas la toucher.

« Tu es trop faible pour marcher. Tu as perdu du sang.

— J’ai perdu du sang…, répéta-t-elle lentement.

— Oui. On s’est fait tirer dessus.

— Ça va, je me souviens, coupa-t-elle sèchement en tentant malgré tout de se redresser.

— Ils parlaient russe. Que venaient-ils faire dans la villa de ton oncle ? »

Soudain, elle relâcha tous ses muscles et s’effondra une fois de plus sur sa paillasse d’herbes écrasées.

« Mon Dieu, c’est vrai ! Mon oncle. Il est mort. »

Une vague triste avait changé son visage. Comme une image qu’on retourne sans prévenir pour découvrir le verso, un pile-ou-face déconcertant.

« C’est ce qu’ils t’ont dit au téléphone, c’est ça ? continua Joseph.

— Oui. C’est ma faute. C’est moi qui l’ai tué.

— Ne dis pas ça.

— Vas-y, essaie de me consoler, railla-t-elle. Tu ne le connais même pas.

— Non, mais je sais que tu n’aurais pas pu lui faire de mal.

— C’est ça, continue. Tu ne me connais pas non plus.

— Je sais quand même que vous étiez tous les deux présents à la cérémonie d’hier soir. Je me trompe ? Ton oncle était cet homme qui dirigeait la séance. Sa mort à quelque chose à voir avec ces messes noires ?

— Ne parle pas de ce que tu ne peux pas comprendre, tu veux ? »

Elle avait des larmes dans les yeux, des larmes qui ajoutaient à la confusion du personnage que Joseph ne saisissait décidément pas.

« Écoute, essaya-t-il. La situation n’est pas brillante. Et pour aucun de nous deux ! Alors, je te propose qu’on s’entraide au moins le temps de se sortir d’ici, de rentrer chez nous, de retrouver une vie normale. »

Sans y penser, sa main s’était refermée sur le pistolet qu’il avait posé à l’écart. Elle sourit.

« Commence par lâcher ça.

— Non, répondit-il en souriant à son tour. Tu crois que j’ai déjà oublié comme tu m’as berné tout à l’heure ?

— Je te rappelle que c’est toi qui débarquais dans ma chambre avec ton joujou à la main. Je me suis défendue, c’est tout.

— C’est vrai. Excuse-moi. Mais tu es la seule personne à pouvoir m’aider.

— Ce n’est pas une raison.

— Je n’avais pas le choix. Tu vis dans une forteresse. On n’y entre pas les mains dans les poches, tu sais ?

— Je ne te le fais pas dire ! Tu crois que ça m’amuse ?

— C’est ton oncle qui te garde sous clé ?

— Non, il ne ferait jamais ça ! C’est mon père.

— Ton père ?

— Un possessif. Du genre à cadenasser les jeunes filles pour qu’elles se tiennent tranquilles.

— Il savait que tu étais menacée ?

— Peut-être.

— Il n’empêche que, sans mon pistolet, tu serais morte.

— Comment ça s’est passé ? Je n’ai pas vu l’homme qui m’a blessée.

— C’est un Russe qui est entré dans le salon où tu téléphonais. Il nous menaçait. Je ne savais pas quoi faire. Toi, tu ne bougeais pas, tu étais comme pétrifiée.

— Je venais d’apprendre la mort de mon oncle.

— Le temps d’attraper l’arme dans ta main et l’homme avait tiré. J’ai tiré à mon tour et il est tombé. Tu crois que je l’ai tué ?

— Ce n’est pas le problème. Il a eu le temps de m’amocher, le salaud.

— Jamais je ne pourrai me pardonner d’avoir tué un homme. Je n’ai pas réfléchi. J’aurais dû le mettre en garde, lui lancer une sommation.

— C’est ça ! Et c’est moi qui serais morte à l’heure qu’il est et tu t’en voudrais encore plus.

— Tu as peut-être raison. »

Il reposa le pistolet dans l’herbe.

« Ces trucs-là, il vaut mieux ne pas en avoir du tout. Ce ne sont que des engins à produire du remords et des cas de conscience. Je vais le laisser rouiller là, c’est tout ce qu’il mérite.

— En plus, tu as vidé le barillet, conclut-elle. Il ne te servira plus à rien. »

Depuis qu’elle avait repris connaissance, Lucrèce s’était un peu mieux installée. Le corps plus droit, plus symétrique, aussi tranquille que sur un lit, que sur une de ces tables de bois de l’Hôtel-Dieu. C’est cela. À ce moment, Lucrèce lui rappelait les mortes de sa morgue. Le souvenir de l’odeur de désinfectant lui monta aux narines comme une drogue apaisante. Cela faisait longtemps que Joseph ne s’était pas senti aussi détendu. Malgré la fatigue, malgré la faim qui ne le lâchait plus. Tout compte fait, l’endroit n’était pas mal choisi. Il faisait beau, l’air était doux, et Lucrèce n’avait pas d’autre choix que de l’écouter continuer ici leur discussion de la chambre à coucher.

« Alors, avec ton oncle, vous avez invoqué un démon. C’est comme cela qu’on dit ? Celui que tu as appelé Baphomet. C’est bien le nom d’un démon, n’est-ce pas ? Ne fais pas la tête de celle qui n’y croit pas, parce que moi, j’y crois dur comme fer. Et j’y crois parce que je sais que les démons existent. Parce que j’ai un ami qui en a vu. Marcel. C’est lui qui m’a amené jusqu’à votre petite sauterie de la rue Galvani. Et puis, j’y pense, moi aussi j’ai vu un démon puisque je l’ai vu, ton Baphomet ! C’était ce grand costaud que vous avez fait apparaître avec votre machine de cuivre, c’est ça ? Un démon ! Je n’en reviens pas !

— Tu n’as pas l’air d’y croire tant que ça !

— Attends ! Il faut que je me fasse à l’idée. Il faut plus d’une journée pour avaler ça. Donc, ton oncle et toi étiez les organisateurs de la cérémonie ? »

Elle acquiesça en silence. À quoi pouvait-elle penser derrière ses yeux tristes ? Elle avait étiré son cou vers l’arrière et respirait lentement en regardant le ciel entre les feuilles des arbres.

« Et cet homme en chemise de nuit qui a disparu avec Éloïs, qui était-il ?

— Éloïs ? C’est ton ami, c’est ça ?

— Oui. C’est pour le retrouver que je me suis introduit chez toi.

— L’homme en chemise, comme tu dis, s’appelle David. Il était là pour s’offrir. En échange de Baphomet.

— S’offrir ? Un sacrifice ?

— Pas vraiment. Juste un échange. Baphomet vient ici et David prend sa place.

— Sa place où ?

— Là où vivent les démons. Comment vous appelez ça, vous les curés ? L’Enfer ? Le feu éternel, l’Au-delà, la mort.

— Et Éloïs alors ? Il est… mort ?

— Il a disparu. En même temps que David. »

La nouvelle lui fit l’effet d’une décharge, d’une libération dans ses veines de tous ces liquides piquants que le corps sait produire pour vous secouer un bon coup. Il se recoiffa d’une main puis arracha une poignée d’herbe.

Et pas l’ombre d’un espoir pour diluer la catastrophe. Parce qu’il savait bien que tout cela existait, qu’il y avait un Au-delà avec lequel il communiquait depuis qu’il était enfant. Il le savait parce que Marcel lui avait décrit les démons de la rue Galvani avant même qu’il n’en voie un de ses yeux, parce que tout cela se tenait comme un beau raisonnement qu’il était bien le seul sur terre à pouvoir accepter aussi facilement.

« Il est mort…, répéta-t-il pour s’en convaincre.

— Il est mort sans mourir. Une espèce de miracle, non ? »

Il lui prit la main sans savoir pourquoi il faisait cela. Elle grimaça.

« Je te fais mal ? Ta main est brûlante.

— Tu crois que mon bras s’infecte ?

— Pas si vite, je ne pense pas. Le choc, peut-être.

— Ne lâche pas ma main. Et continue à me parler. On est dans de sales draps tous les deux, alors on s’entraide, d’accord ? Comme tu as dit. »

Joseph sourit. Ils étaient si loin de tout dans cette forêt. Dans un autre monde peut-être, eux aussi.

« Et Raymond ? Qu’est-ce qu’il faisait avec vous, Raymond ?

— Raymond ? s’amusa-t-elle, c’est le petit rouage indispensable que mon oncle bichonnait depuis vingt ans dans l’attente de ce soir-là. Sans Raymond, rien n’aurait été possible.

— Pourquoi ?

— Parce que c’est lui qui permet de régler la machine. Sur la bonne distance, comme dit mon oncle.

— Un technicien ?

— Tu parles, non ! Il n’a jamais rien fait de ses dix doigts. Et encore moins avec la tremblote du buveur d’absinthe. Non, Raymond n’était indispensable que parce qu’il était le seul à se souvenir des réglages.

— Et il ne pouvait pas les indiquer à ton oncle à l’avance ?

— Non. Raymond a une mauvaise mémoire. Il s’en souvient toujours au dernier moment. On appelle ça la mémoire courte.

— Qu’est-ce que tu racontes ?

— Alors, tu ne t’es pas rendu compte ? Et tu dis que Raymond est ton ami ? Tu n’as pas beaucoup discuté avec lui, dis-moi.

— J’ai bien remarqué qu’il est un peu bizarre. Je n’ai pas toujours compris ce qu’il me disait. C’est un invalide de guerre, c’est ça ? Et alcoolique en plus.

— Depuis son Tonkin, Raymond n’a plus tous ses esprits et tout le monde le croit fou. Mais mon oncle Gérard est un homme généreux qui sait écouter, même les fous. C’est comme ça qu’il a découvert le petit détail qui rend Raymond unique.

— Vas-tu enfin me dire quoi ? »

Elle prenait plaisir à faire traîner son histoire. Ses yeux s’étaient creusés et n’annonçaient rien de bon quant à l’évolution de sa blessure, mais ils brillaient encore de cette malice de gamine qui collectionne les chevaux de porcelaine.

« Eh bien, figure-toi, reprit-elle enfin, que Raymond est revenu du front avec la mémoire à l’envers.

— À l’envers ?

— Exactement. Mon oncle avait une théorie à ce sujet. Le cas de Raymond l’intéressait beaucoup. Il est médecin, je t’ai dit ? Il pensait… Il pense que Raymond s’est engagé chez les zouaves pour en finir avec sa vie de chien, ses problèmes et ses mauvais souvenirs, comme beaucoup de militaires. Et Raymond voulait tellement oublier, il avait ça tellement ancré en lui que, quand l’obus lui a explosé sous les jambes, ça lui a retourné la mémoire. Comme un gant.

— Et alors ?

— Alors, il a tout oublié.

— Un amnésique ?

— Pas vraiment parce que sa mémoire fonctionne toujours. Mais à l’envers. Il se souvient de ce qu’il va vivre et n’a pas encore vécu. Il se souvient de ce qui sera. Il se souvient de la Grande Guerre et de la révolution russe que Lénine va gagner. Il m’a tout raconté. Mon oncle dit que les hommes marchent à reculons, qu’ils découvrent leur avenir à coups de talon tellement ils restent braqués sur leur passé. Raymond est le seul homme sur terre à marcher dans le bon sens.

— Bon sang, c’est vrai ! Il se souvenait déjà de moi la première fois qu’il m’a rencontré. Il se souvenait de mon évasion du commissariat, du ministre que j’ai frappé.

— Tu as frappé un ministre, toi ?

— Oui. Et c’est d’ailleurs son pistolet. »

Il ramassa l’arme pour l’agiter devant elle. Elle rit en hésitant comme rient les malades qui ne veulent pas rouvrir leurs cicatrices.

« Tu fais un drôle de curé quand même. Repose ça tout de suite ! »

Joseph lui obéit en regardant ailleurs, au fond de sa tête, où il cherchait à retrouver tout ce que lui avait raconté Raymond. Quel imbécile il avait été de ne pas comprendre le prodige ! Lucille avait raison. Il n’écoutait pas les gens.

Lucille… Il la chassa immédiatement de son esprit.

« C’est étonnant, hein ? continua Lucrèce. Faut se faire à l’idée. En plus, quand le temps avance, que les événements s’enchaînent, que le futur devient passé, Raymond oublie. Et il ne se rappelle pas plus son passé que nous notre futur.

— C’est incroyable !

— C’est surtout bien pratique. Et oncle Gérard l’a bien compris. Raymond était le seul à pouvoir se souvenir quelques secondes avant de la graduation sur laquelle il fallait arrêter le foutu potentiomètre.

— Alors il s’est souvenu à l’avance du réglage qu’il ferait lui-même l’instant d’après ? Ça n’a pas de sens !

— Peut-être, mais ça a fonctionné. Et ce petit talent a suffi à mon oncle pour justifier les vingt ans de garde-malade et d’hébergement à l’œil d’un ivrogne notoire. Mais pas de Raymond, pas d’invocation ! Et pas de Baphomet. Le calcul est vite fait ! »

Elle coupa sa phrase à bout de souffle et ponctua par un gémissement. Ses lèvres avaient blanchi et sa peau s’était nuancée d’un lustre blafard qui faisait paraître ses cheveux plus noirs encore.

« Il faut faire quelque chose, intervint Joseph. Tu continues à perdre ton sang. L’hémorragie ne s’arrêtera pas toute seule. Il faut au moins comprimer la plaie. »

Il lui fallait une bande de tissu. Alors il entreprit de déchirer le bas de sa soutane. C’est tout ce qu’il avait sous la main et cela lui évitait de devoir une nouvelle fois affronter le chemisier de Lucrèce.

La toile était coriace et il dut l’user entre deux gros cailloux pour y entamer une déchirure.

« Regarde, on dirait une vieille bohémienne ! » dit-il en se redressant, sa langue de charpie dans la main. Puis il tourna sur lui-même comme au défilé de mode pour exhiber sa soutane raccourcie et son bord effiloché.

Il profita du sourire de Lucrèce pour lui saisir le bras et y repérer la blessure d’un coup d’œil. Un sale trou noir et luisant. Il y appliqua la bande de tissu pour ne plus le voir. Et il serra d’un coup. Lucrèce poussa un cri.

« Ça fait mal ?

— Je suis solide.

— On dirait une révolutionnaire avec ton brassard noir. Une anarchiste fière de l’être ! »

Elle grimaça.

« Tu souffres ?

— À ton avis ?

— Hé, doucement ! Tu devrais me remercier !

— Je ne t’ai rien demandé.

— Qu’est-ce qui t’arrive ? C’est ma remarque sur le brassard qui t’a froissée ? »

Elle ne répondit rien. Son visage s’était vidé de toute expression. À l’évidence, il n’était pas question de bras qui fait mal ni de tête qui tourne. Lucrèce lui bombardait son flegme froid à la figure comme une mise en garde. Un n’y touche pas menaçant.

« C’est vrai que je parle à une jeune fille qui décore sa table de chevet d’une photographie de Lénine, continua Joseph sur le ton de la plaisanterie.

— Arrête, curé ! Ne va pas nager où tu n’as pas pied.

— Tu ne m’appelles plus Joseph ? Dis-moi, ce sont bien des Russes qui nous ont attaqués. Cela a un rapport avec ton camarade à barbichette ? Ton héraut de la révolution internationale ?

— Arrête ! »

Elle avait crié. Et sa voix avait tout balayé comme une onde de choc. Le bruit des feuilles, le vent, les oiseaux. La vague avait figé Joseph sur sa dernière syllabe. L’injonction sonnait comme un sortilège, un condensé d’autorité qui interdisait toute réponse. Le visage focalisé de Lucrèce projeta ses yeux noirs vers Joseph. Il pouvait presque sentir cette baguette invisible qu’elle plantait au milieu de son front.

Enfin, elle cligna lentement des paupières. Il put hasarder une excuse.

« Je ne voulais pas te froisser. Je plaisantais. »

Puis, après un silence, ils s’activèrent dans un même élan, dans une résolution tacite de tourner la page.

« Il n’empêche que tu ne peux pas rester là. Je dois te conduire à un médecin.

— Non. Ce ne sera pas nécessaire. J’ai des amis pas loin d’ici qui pourront s’occuper de moi.

— Des amis ? À Paris ?

— Au bout de la forêt. C’est mon père qui a organisé ça pour les mauvais jours. Un abri pour les cas désespérés. Je pense que notre situation mérite le label. Ce sera notre sanctuaire secret.

— Secret ?

— Mon père a beaucoup d’ennemis. Et puis, il a le goût de la mise en scène. Tu verras, ça va te plaire.

— Bon, d’accord, si tu préfères cela à l’hôpital… Allons-y tout de suite ! Nous avons déjà perdu trop de temps.

— Non, pas maintenant. Il faut attendre le soir. Ma… ma marraine n’arrive qu’à la tombée de la nuit.

— Ta marraine ?

— Appelons-la comme ça. C’est elle qui nous accueillera.

— Mais tiendras-tu jusque-là ? Tu es déjà si faible. Tu pourras à peine marcher.

— Je ne marcherai pas. Ni maintenant ni ce soir. Tu iras seul. Je t’expliquerai. Tu raconteras ce qui m’est arrivé et elle viendra me chercher ici. En attendant, je vais me reposer. Et tu devrais faire la même chose, tu n’as pas bonne mine non plus, tu sais ? »

Et sans attendre, elle ferma les yeux. Toujours bien droite, presque raide, allongée sur le dos, en tête d’un buisson touffu pesant sur son crâne fragile comme un nuage menaçant.

Joseph ne dit rien. Elle semblait s’être endormie instantanément.

« Viens te reposer à côté de moi », articulèrent les lèvres blanches après un long silence.

Puis elle se mit à fredonner. Le même air léger qu’elle chantait dans sa chambre quand il était arrivé sur son palier. Une mélodie qui s’envolait comme une promesse pour retomber au ralenti. Et toute la féerie de la mélopée résidait dans cette descente, cette chute lente de feuille d’automne qui rebondissait sans cesse pour tomber plus bas encore. Les notes s’invitaient dans le crâne de Joseph tel un envoûtement, une musique vivante qu’il portait en lui depuis toujours. La berceuse lui disait d’aller s’allonger et de fermer les yeux. Il décida de ne pas résister et il sut que cet instant le hanterait à jamais.

Il s’agenouilla à côté de Lucrèce, puis il se coucha sur l’herbe avec douceur, se laissant guider par la mélodie. Il ferma les yeux à son tour. Il respira l’air des arbres. Il laissa ses pensées s’enfoncer dans la terre, derrière lui.

Leurs mains s’entrelacèrent sans qu’il pût dire si c’était lui ou elle qui l’avait voulu.

Lucrèce souffla ses derniers vers en lui serrant les doigts.

 

Tu chantes un poème,

Jure que tu m’aimes,

Embrasse mes mains.

Mais jamais ne reviens,

Jamais ne reviens.

 

Puis elle se tut, laissant au-dessus d’eux flotter un silence magnifique.

 

Joseph finit par s’endormir d’un sommeil impératif, obligatoire, une loi de la nature qui n’accordait aucune place au rêve.

Et cela dura jusqu’à ce que, du fond de lui, une alarme stridente vînt l’arracher à son K-O délicieux. Il fut assis avant même d’être vraiment réveillé. La main de Lucrèce toujours dans la sienne. Une main chaude, un peu trop, mais vivante. Lucrèce respirait doucement. De son visage endormi, les cernes avaient disparu. Joseph se pencha pour admirer sa peau souple, tellement différente du derme cireux des mortes qu’il côtoyait d’habitude.

Puis il regarda les bois autour d’eux. Le jour brillait encore. Son somme se mesurait-il en minutes ou en heures ? Rien ne permettait de le dire. Il ne lui restait qu’à essayer de dormir encore. Il réveillerait Lucrèce à la nuit tombée.

Il s’étendit sur le dos et contempla d’en bas le dessous des feuilles.

 

« Joseph ?

— Tu ne dors pas ?

— Tu m’as réveillée.

— Je suis désolé. Rendors-toi. La nuit est encore loin.

— Joseph. Dis-moi. C’est vrai que tu parles aux morts ? »

Il ne s’attendait pas à cela. Ça lui rappelait le dortoir du séminaire et cette philosophie d’adolescents qu’il échangeait avec son voisin de lit après l’extinction des feux, ce besoin de parler de choses sérieuses qui vous saisit au moment de dormir.

« C’est vrai. Je parle aux morts.

— Comment fais-tu ?

— Je m’assieds à côté du corps. Parfois je lui prends la main. Et puis il me parle. C’est tout.

— Comme moi en ce moment. Je pourrais être morte. »

Il se redressa d’un bond, d’une seule contraction fulgurante d’une bonne moitié des muscles de son corps, cherchant d’instinct un signe de vie sur le visage de Lucrèce. Elle rit sans ouvrir les yeux.

« Ça va ! Je suis encore vivante ! Ne me serre pas la main comme ça, tu me fais mal. En tout cas, ça prouve que tu ne mens pas !

— Ce n’est pas drôle.

— Continue. Que te disent-ils, tous ces morts ?

— Ils me racontent leur vie. Ils me racontent leur mort. C’est souvent très personnel. Rarement intéressant. J’essaie de les écouter. Ça leur fait du bien. C’est mon boulot à moi, mon boulot de curé.

— Une confession en quelque sorte. Tu les absous à la fin ?

— Non, rit-il, ça ne serait pas très orthodoxe. C’est un peu paradoxal, d’ailleurs. Peut-être qu’un jour, l’Église sera prête pour cela. De toute façon, je ne suis même pas encore curé. Je serai ordonné jeudi prochain.

— Dans une semaine ?

— Six jours. Mais… je n’y pense plus vraiment maintenant. Je vais avoir besoin de réfléchir après tout cela.

— Mais quand même, c’est magnifique ! Cela prouve qu’il y a un Au-delà, un quelque part qui recueille les âmes des morts. Ça ne m’étonne pas que les gens t’aient baptisé saint Joseph. Quel espoir tu leur donnes !

— Pour tout dire, je trouve ça un peu moins magnifique depuis que je sais qu’on peut aller y chercher des démons et que j’y ai envoyé sans vergogne mon ami Éloïs. Plus le Paradis devient concret, moins il paraît sacré. Jusqu’ici, je me considérais comme une espèce de scientifique, un découvreur qui allait faire éclater à la face du monde la réalité de l’Au-delà. Avec ce que j’en ai vu ces derniers jours, je me demande si je ne dois pas laisser aux gens leurs rêves. La vie après la mort, c’est l’espoir qui fait marcher les hommes. De quel droit pourrais-je, moi, transformer cela en un vulgaire passage vers le même Paris, la même vie avec les mêmes problèmes et les mêmes questions sans réponses ?

— Les morts t’ont décrit ce qu’ils voient là-bas ?

— Oui, en quelque sorte. Mais cela n’a rien d’extraordinaire, tu sais. La grande majorité des âmes ne voient rien du tout. Ils tombent dans un grand néant où ils ne font que ressasser les angoisses, les souvenirs et les regrets d’une vie passée. Et ils retournent leur mélasse dans une interminable introspection. D’autres me décrivent un monde gris et terne, un monde de peur qu’ils assimilent à un enfer qu’ils ne comprennent pas avoir mérité. Les plus chanceux, enfin, échouent dans des jardins idylliques et abêtissants qui ne valent guère mieux. Au moins ceux-là semblent plus heureux de leur sort, mais moi, en vérité, je les plains autant que les autres.

— Et les démons, comment connais-tu leur existence ?

— Parce que j’ai eu récemment l’occasion de rester en contact très longtemps, plusieurs semaines, avec un petit garçon qui était mort à mes côtés, à l’Hôtel-Dieu. Une expérience inespérée. Un corps que personne ne réclamerait, une âme prête à tenter l’aventure. En vérité, un pauvre gamin qui prenait sa propre mort comme un jeu. Mais je me suis laissé aveugler par mes théories, ma science, mon orgueil aussi. Je lui ai parlé hier. Il était avec les démons. Il était terrorisé. Ton Baphomet était sans doute parmi eux. Rue Galvani. C’est comme ça que ça a commencé.

— Cela signifie que par l’intermédiaire de l’âme d’un mort tu peux entrer en contact avec un démon ?

— Oui, même si ce n’est pas aussi simple qu’un appel téléphonique. »

Elle lâcha sa main pour pivoter vers lui. Son teint de cadavre donnait à son excitation quelque chose d’effrayant.

« Alors, tu as réussi ce que l’oncle Gérard n’a jamais seulement approché ! Le rêve du grand Papus et de ses disciples. Une vraie communication avec les âmes des morts, une communication dans le bon sens.

— Le bon sens ?

— Oui, malgré ses théories et ses incantations, mon oncle a toujours dû se contenter d’attendre passivement qu’un démon daigne le contacter dans son sommeil. Et ça ne s’est produit que deux fois en vingt ans ! Comprends-tu comme ta méthode est infiniment plus efficace ? »

Tout chagrin semblait l’avoir quittée. Avait-il suffi d’un sommeil de quelques minutes pour qu’elle fasse le deuil de son oncle ? Encore une fois, elle avait changé le temps d’un souffle d’air. Joseph se redressa pour mieux la déchiffrer. Les cheveux de Lucrèce collaient à ses tempes, son front perlait et ses yeux brûlaient de fièvre. Son regard déjà si obscur avait viré à une profondeur qu’il ne pouvait interpréter ; un désir ardent, une étrange avidité.

« Je ne te reconnais pas, Lucrèce. Que t’arrive-t-il ? »

La question secoua le visage de la jeune fille. Ses yeux changèrent instantanément. Sans rien ajouter, sans répondre, elle attrapa la main de Joseph et la serra avec sa force dérisoire. Comme si sa vie en dépendait.

Alors, Joseph sentit de sa main éclater une bulle de douceur, une bouffée de bien-être, de simple bonheur de se trouver là, avec elle. Il ferma les yeux et se recoucha à ses côtés. Cette main dans la sienne le ramenait à l’évidence. Jamais de sa vie, il ne s’était senti si bien, réconcilié avec le monde, à sa place tout naturellement. À côté d’une femme, d’une sœur, d’une mère, de toutes les femmes à la fois. Il ne lâcherait plus la main de Lucrèce. Il ne lui restait qu’à dormir, comme un enfant.

 

« Joseph ? »

Avec une infinie prudence, Lucrèce le ramenait à ses questions.

« Joseph, ton… pouvoir, hésita-t-elle, cette possibilité que tu as de parler aux âmes des morts… Est-ce quelque chose que tu contrôles ?

— Comme tu es curieuse, s’amusa-t-il. Une vraie journaliste ! »

Il sentait sa main. Il ne voulait pas la perdre. Pour rien au monde.

« J’ai toujours parlé aux morts, continua-t-il. C’est dans ma nature je pense. Je ne sais pas pourquoi.

— Cela ne t’a jamais quitté ? Tu es né avec ce don ?

— Non, en fait, je suis né comme tous les enfants du monde.

— Mais alors, d’où te vient ce miracle ? Raconte-moi. Je dois savoir. »

Comme sa voix était douce ! Le voilà, le paradis que cherchent ces pauvres âmes dans leur Au-delà de pacotille ! Le voilà sur terre, sur l’herbe fraîche, sous les arbres jaunis par le soleil d’une fin de journée, dans le chant des insectes du soir. L’évidence s’insinua en lui sans qu’il cherche à résister. Par les pores de sa peau, par la main de Lucrèce. Le moment était enfin venu de raconter son histoire, de partager son secret.

« J’ai toujours aimé mes parents, commença-t-il à voix basse. Mon père était droit comme doit l’être un père. La force, le courage, la justice qu’attend un enfant. Il était cantonnier municipal et s’était fait embaucher dans les premières équipes du chantier du métropolitain. Le dimanche, il me racontait ses aventures. Pour moi, c’était un chevalier armé d’une pioche qui creusait un tunnel de légende qui emmènerait les hommes vers le futur, vers le vingtième siècle.

« Ma mère était la sécurité et le calme de mes journées d’enfant. Je ne la quittais jamais. Sans relâche, elle préparait une soupe pour l’une, reprisait une chaussette pour une autre. C’était son métier, dépanner les autres ouvrières du quartier pour un sou. À mes yeux, cela faisait d’elle la plus grande de toutes. La cuisinière des cuisinières, la blanchisseuse des blanchisseuses.

« Nous ne savions pas lire, nous ne connaissions rien de la société dans laquelle nous vivions. Nous passions les jours dans notre nid sous quelques planches. Je ne me souviens pas avoir eu froid ou faim. Peut-être mon souvenir a-t-il enluminé cette enfance ordinaire, mais peu importe. Je préfère garder ces images.

« Un jour, une dame en tablier est venue nous chercher. Elle pleurait à moitié. Je ne comprenais pas ce quelle disait tellement l’angoisse, ou la pitié peut-être, déformait ses paroles. Ma mère a posé son ouvrage et m’a emmené par la main. Naturellement. Sans une hésitation. Elle était tellement calme.

« Pour moi, c’était comme une promenade surprise, la balade du dimanche en pleine semaine. J’étais bien. Il faisait beau. Nous avons marché jusqu’à la Seine, au pont d’Arcole. Elle s’est arrêtée. Elle m’a regardé longtemps. Puis elle m’a dit : Nous sommes heureux, n’est-ce pas, Joseph ?

« Elle me souriait. Il n’y avait pas la moindre tristesse sur son visage. Elle m’a demandé de la serrer dans mes bras. J’adorais cela. Sentir sa chaleur, son cœur.

« Elle m’a enlacé à son tour et nous avons basculé dans la Seine, par-dessus le parapet. J’avais huit ans. Dans l’après-midi, mon père s’était fait happer par une machine à concasser qui l’avait mis en pièces. Il ne restait même plus de quoi l’enterrer. C’est ce qu’avait raconté la voisine.

« Quand je me suis réveillé, j’étais couché sur une table en bois, recouvert d’un drap propre qui sentait le désinfectant. Ma mère me tenait par la main. Comme toi en ce moment. Il faisait sombre et je ne pouvais pas la voir. Elle semblait dormir. Je l’ai appelée tout doucement. Je voulais qu’elle me parle mais je craignais de la réveiller.

« Cela a duré des heures, des heures de silence. Mais je n’avais pas peur puisque je savais qu’elle était avec moi. Tout ce que je désirais, c’était qu’elle me parle, c’était entendre à nouveau le son de sa voix.

« Puis enfin, après une éternité, elle m’appela par mon prénom. Elle était si contente de me retrouver à côté d’elle ! Elle me dit qu’elle avait cru me perdre et que nous ne devions plus nous quitter. Puis, pendant les heures qui ont suivi, elle ne m’a plus parlé que de notre nouvelle vie, un nouveau bonheur où nous serions réunis, elle, moi et mon père, à jamais. Un paradis à trois quelle me décrivait dans ses moindres détails. Un rêve d’une vie ordinaire que je buvais comme une ambroisie.

« Puis le froid est arrivé. La faim aussi. J’ai demandé à ma mère de quitter cette table trop dure et de retourner marcher sous le soleil de la rue. Mais elle n’a pas voulu. Elle me disait qu’il fallait rester à ses côtés, ne pas lâcher sa main. Sa voix avait changé. Sur le moment, je n’ai pas compris. J’étais si jeune ! Mais c’était le doute, cette touche amère que je percevais sans l’entendre. Ce doute horrible que j’ai tant retrouvé depuis dans la voix des morts.

« Alors, il y a eu un bruit au loin, des pas qui approchaient. Je les lui décrivais, mais ma mère ne les entendait pas et cela semblait la paniquer. C’est à ce moment-là qu’elle m’a chuchoté à l’oreille : Ta route ne s’arrête pas ici. Pense aux tiens et aime-les comme ils t’aiment. Tu peux encore être charitable, honnête et généreux. Pour les autres et pour toi-même. N’aie pas peur, Joseph, tu es libre à présent. Ces mots m’ont suivi jusqu’ici.

« Quelqu’un a soulevé le drap. C’était sœur Solange, la supérieure de l’Hôtel-Dieu, qui m’avait vu bouger sous le linceul. J’étais en vie. J’étais un miraculé. Les augustines m’adoptèrent et devinrent ma nouvelle famille.

« Ma mère était morte noyée ce jour-là. J’ai mis des années à accepter cette réalité. J’ai parlé avec elle comme j’ai parlé à toutes ces âmes depuis. Elle fut la première.

« Longtemps, je me suis glissé hors de mon lit, la nuit, pour retourner seul à la morgue, au sous-sol de l’hôpital. Là, j’ai discuté des heures avec toutes ces femmes mortes qui ressemblaient à ma mère. Je leur demandais de m’aider à la retrouver mais elles ne pouvaient rien pour moi, trop occupées à accepter leur propre mort.

« C’est sœur Solange qui, la première, a découvert le secret de mes discussions nocturnes. Je suis devenu un phénomène, puis un miracle, puis un saint. J’ai moi-même fini par me rallier à cette idée. J’ai commencé à écouter les morts pour ce qu’ils étaient et non plus pour cette mère qu’ils me rappelaient. Puis, je me suis pris pour un scientifique et j’ai entrepris de défricher cette sale réalité qui, je m’en rends compte aujourd’hui, m’a éloigné de ma mère à tout jamais.

« Mais peut-être avait-elle raison après tout. Je suis libre, à présent. »

Joseph avait fermé les yeux. Il ne savait plus quand. Il se sentait soulagé. Il s’était enfin ouvert et se découvrait libéré de ce sale secret qu’il avait élevé en son sein, cette mélancolie, cette vermine qui enfin allait le laisser en paix. Il pensa à Lucille et à son docteur Freud. Lucille. Il serra la main de Lucrèce et sombra dans le sommeil.

 

Ce fut Lucrèce qui le réveilla.

« Joseph ! Il fait bientôt nuit. Tu vas devoir y aller. »

Il bondit.

« Bon sang ! Je me suis endormi ! Quel goujat ! »

Elle rit. Il avait du mal à distinguer ses traits dans les ombres grandissantes. Du bout de ses doigts, il écarta les mèches de son visage. Sa peau était brûlante.

« Je ne peux pas te laisser seule. Je vais te porter !

— Pas question ! D’abord, tu n’y arriverais pas et puis ils ne nous laisseraient pas entrer. Nous ne devons pas attirer l’attention.

— Entrer où ? Où dois-je aller ?

— Au Luna Park de la porte Maillot. C’est là que se trouve l’abri que mon père a arrangé. Une cachette introuvable ! Marche vers le nord-est, tout droit. Puis laisse-toi guider par les lumières du parc. Une fois entré, cherche la femme-gorille.

— Qu’est-ce que c’est que ça, encore ?

— Son vrai nom, c’est Rosa. Une Tchèque. Elle a commencé comme lutteuse mais son sport n’intéresse personne ici. Alors, elle fait la femme-gorille au Luna Park. Elle exhibe ses muscles et laisse caresser pour un billet la fourrure qu’elle s’est fabriquée avec des tisanes de bohémiennes. Tu verras, elle vaut le voyage !

Elle s’est beaucoup occupée de moi quand mon oncle avait autre chose à faire que me servir la soupe ou m’apprendre à lire. J’en ai passé des soirées avec la femme à barbe ! Elle m’aime comme sa fille.

— D’accord. J’y vais. Ne t’inquiète pas. Nous reviendrons nous occuper de toi.

— Oui, elle saura quoi faire. Note bien le chemin, il faudra me retrouver.

— Ne t’inquiète pas. Tout va bien se passer. »

Il s’élança pour s’interrompre aussitôt et revenir en arrière. Il s’agenouilla et lui prit la main.

« N’aie pas peur. Garde le pistolet auprès de toi. Même s’il est vide.

— Ne fais pas cette tête ! se moqua-t-elle. Je tiendrai le coup. J’ai dormi, moi aussi. Je me sens mieux. Vraiment. »

Joseph fit mine de partir. Elle le retint par la main.

« Joseph. Ton père était un ouvrier. Une de ces bêtes qu’un type en costume envoie au fond d’un tunnel dans lequel il n’a lui-même jamais osé mettre les pieds. Une tête de bétail dans le troupeau, qu’on remplace quand elle crève. Ton malheur, celui de ta mère, c’est l’œuvre de ce type à cigare pour qui vous ne représentez rien d’autre qu’une ligne dans un livre de comptes. La machine qui a broyé vos vies, ce n’est pas ce concasseur de cailloux, c’est le Capital. Tant qu’il y aura des exploiteurs, il y aura de la misère et des victimes soumises qui avalent leur destin sans broncher. Pense à cela, Joseph. C’est aussi ça que veut dire être libre. »

Il sourit sans lui lâcher la main.

« J’y penserai. C’est promis. Je dois y aller. »

Il se mit en route mais s’arrêta encore, une dernière fois. Il ne la voyait presque plus tant il faisait déjà sombre. Tout ce sang. La tache pâle de son visage. La reverrait-il vivante ?

« Lucrèce. Cette chanson que tu fredonnais tout à l’heure, qu’est-ce que c’est ?

— Une barcarolle. »

Il rit.

« Pourquoi ris-tu ? demanda-t-elle.

— Parce que ça te ressemble. Ça ne pouvait pas être une valse, une berceuse ou une simple chanson. Non. Il fallait que ce soit une barcarolle. Encore une finesse de fille. Note, le mot est joli.

— C’est une chanson qui parle de la fragilité des femmes et de la légèreté des hommes.

— C’est bien ce que je dis ! C’est toi tout craché ! »

 

Il s’enfonça dans la forêt.

Quand il aperçut les premières lumières du Luna Park, la mélodie ne l’avait pas quitté.

Les Démons de Paris
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